"Dieu a parlé jadis par les prophètes et en ces
derniers temps nous a parlé dans son Fils" (Hb 1, 1-2)
1. Le débat sur les critères de validité et de vérifiabilité du langage théologique ainsi que sur sa cohérence remonte aux années trente du XXème s. où il a pris des dimensions philosophico-linguistiques et théologiques importantes, surtout dans les milieux anglo-saxons. Cependant, il n’est pas de notre ressort ici ni de l’esquisser, ni de résumer les arguments qu’a développés la théologie, notamment en réponse aux défis de la philosophie linguistique.
1.1. Il s’agira plutôt d’examiner la relation qui existe entre langage théologique, le langage de la Foi, et Vérité révélée. Dans quelle mesure ce langage, qui, de par sa nature, est circonstanciel et conditionné par une culture donnée, et qui reste limité quand il exprime les vérités absolues, peut-il prétendre à être universel et porteur de vérité, puisqu’il a comme tâche principale de communiquer un message de salut destiné à l’humanité entière dans toute sa diversité ethnique et culturelle? Où se situent les limites de son inculturation et quels sont les critères qui définissent sa fidélité au message évangélique originel?
2. Ceci nous mènera inévitablement à nous poser la même question qu’a posée Pilate à Jésus et que ne cesse de se poser l’humanité depuis la nuit des temps, "Qu’est ce que la Vérité?" (Jn 18, 38). Comment pouvons-nous comprendre l’affirmation de Jésus qu’il est lui-même "la Vérité, le Chemin et la Vie" (Jn 14, 6)? Cette affirmation demeure un présupposé fondamental de la théologie chrétienne dans son ensemble et fait que la Christologie doit être à la base de tout discours chrétien sur la Vérité. Le Christ non seulement dit et atteste la Vérité qu’il a "entendue auprès du Père" (Jn 8,40 et 45s.), il n’est pas seulement le lieu de cette Vérité, sa manifestation et sa révélation, mais aussi et surtout il est son incarnation.
2.1. Cette approche christologique de la vérité peut être conçue de deux manières différentes: une Christologie "individuelle" où le Christ-Vérité est perçu objectivement dans sa dimension historique comme un individu et une Christologie "personnelle" où le Christ-Vérité, ressuscité d'entre les morts, se présente comme une personne-en-communion perpétuellement présent et actualisé dans son ةglise par l'Esprit. Il s'agit donc d'une Christologie conditionnée par la Pneumatologie et intrinsèquement liée à l'Ecclésiologie.
2.1.1. Dans le premier cas, il y a comme une distance, voire un "fossé" dans le temps qui nous sépare de l'individu Jésus, de la vérité qu'il a dite, manifestée et incarnée. Cette vérité nous a été transmise par l'ةcriture Sainte, par les Conciles Œcuméniques, par la vie et les œuvres de nos Pères dans la foi, par la Tradition de l'ةglise, etc. Ce sont souvent des textes écrits dans les langages, les styles et les concepts des différentes époques au cours desquelles ils ont été produits, et qu'il faudrait relire et réinterpréter en vue de les actualiser. Cette démarche se situe souvent dans le cadre de la recherche académique et scientifique et reste nécessaire et utile pour notre approche de la vérité. Cette quête de vérité et de sens utilise la méthode historico-critique dans l'analyse des textes ainsi que différentes méthodes d'analyse littéraire (rhétorique, narrative, sémiotique, et autres). Aussi peut-elle avoir différentes approches du texte (féministe, sociologique, psychologique, anthropologique, etc.). C'est souvent par la grâce de l'Esprit Saint et avec son aide que nous sommes guidés dans notre démarche pour combler cette distance et parvenir le plus près possible du Christ-Vérité. L'Esprit Saint agit ici comme "facilitateur", comme interprète et nous avons souvent tendance, surtout le Magistère, à le confiner dans l'ةglise et à l'utiliser comme un "sceau" de vérité. Cette recherche , quoique guidée par l'Esprit Saint, reste sujette à notre subjectivité.
2.1.2. Dans le second type de christologie, le Christ est une personne relationnelle, en communion, qui nous est continuellement dévoilé par l’Esprit. Quand Jésus affirme qu’il est lui-même "la Vérité", cela veut dire que c'est toute son existence personnelle dans sa dimension relationnelle qui l'est. C'est donc sa relation avec son Corps, qu'est l'ةglise, qui est concernée. Le Christ n'est plus cet individu au sujet duquel il faudrait enquêter pour redécouvrir ce qu'il a fait et dit dans l'Histoire pour parvenir à la vérité. L'Esprit Saint, dans cette perception christologique n'est plus Celui qui aide à combler la distance qui nous sépare du Christ-Vérité, mais il est la personne de la Sainte Trinité qui actualise le Christ notre Sauveur ici et maintenant dans l'Histoire. C'est dans ce sens que la Christologie ne peut être que conditionnée par la Pneumatologie. Cette "désindividualisation" du Christ par son identification à son Corps Pneumatique qu'est l'ةglise prend la plénitude de son sens dans l'événement historique de la résurrection. En effet, c'est par cet événement fondateur de notre foi que sont introduites les réalités eschatologiques dans l'Histoire.
3. Quelles seraient les implications d'une telle conception de la Vérité comme communion relationnelle, dans son articulation entre Christologie, Pneumatologie et Ecclésiologie, sur le langage théologique? Si ce langage est appelé à exprimer les choses de la foi, à être porteur d'un message de salut pour les femmes et les hommes d'aujourd'hui, il faudrait qu'il leur soit accessible et compréhensible, qu'il soit adapté à leurs différentes réalités et cultures, qu'il soit attentif aux vrais défis et problèmes auxquels ils font face et qu’il leur parle dans leur existence, dans le plus profond d'eux-mêmes. Il faudrait donc qu'il puisse interpréter nos dogmes en des termes existentiels qui donnent un sens à notre vie. Que veulent dire actuellement pour nous les dogmes christologiques des cinq premiers siècles dans leur formulation de l'époque? Serions-nous capables par exemple d'interpréter le dogme de la Sainte Trinité de façon à jeter la lumière sur des questions telles que l'individualisme, le pluralisme, l'unité dans la diversité, l'universalisme? Qu'est-ce qu'une ecclésiologie de la catholicité de l'église locale peut nous dire sur une question comme la globalisation?
3.1. Ce sont là quelques conditions nécessaires mais pas suffisantes. Pour qu'il soit porteur d'un message de salut, il faut que ce langage soit vrai et porteur de vérité c'est-à-dire qu'il reflète la réalité qu'il vise. Si cette vérité, comme on l'a vu, n'est autre que le Christ en communion et en relation avec son Corps, cela revient à dire que le langage théologique est vrai dans la mesure où il est un langage ecclésial, un langage de l'ةglise indivise icône du Christ. Dans une perspective de communion, le langage théologique devient un langage ecclésial: il ne cherche pas la vérité, il la manifeste et l'exprime à partir du vécu de l'ةglise.
3.1.1. Si le Christ-Vérité est constamment réalisé et actualisé dans l'ةglise par l'Esprit Saint, il s'en suit que le langage théologique, expression de cette vérité doit être lui-même actualisé en permanence dans une perpétuelle Pentecôte. Cette actualisation présuppose un travail continu de réinterprétation des événements fondateurs et des textes normatifs pour notre foi. La tâche principale d'un tel travail herméneutique est de découvrir –à travers les différentes "couches" de textes et/ou d'événements historiques transmis à nous par maintes voies- les points essentiels du kérygme évangélique. L'actualisation du message –à travers le langage théologique ou autre- pourrait s'avérer insignifiante pour l'ةglise si jamais elle se limitait à l'aspect intellectuel voire technique du travail herméneutique. Ne rejoindrait-elle pas dans ce cas la christologie dans sa dimension individuelle? Il faudrait donc que tout travail d'interprétation ou de réinterprétation et par suite d'actualisation du langage théologique se fasse dans l'ةglise, par l'ةglise et pour l'ةglise.
4. Cela nous mène à conclure que quand les formulations théologiques et dogmatiques sont au sde l'ةglise, quoique exprimées en un langage différent (dans toutes les dimensions que comporte le langage: linguistique, culturel, philosophique, et autres), parfois même en des termes différents, ne doivent pas et ne peuvent pas être une source de divisions. Elles ne peuvent que refléter le Christ-Vérité en relation avec son Corps.
4.1. En effet, déjà au IVème siècle, un des grands Pères de l'ةglise, qui fut un défenseur acharné de l'orthodoxie de la foi face à l'arianisme, St. Athanase d'Alexandrie, disait aux antiochiens dans une lettre qu'il leur avait adressée pour défendre le point de vue de certains évêques qui exprimaient leur foi en l'Incarnation en des termes différents que ceux utilisés par les Antiochiens et auxquels ils n'étaient probablement pas habitués mais qui rejoignaient les formulations de Nicée dans le fond : "…nous vous exhortons de ne pas condamner hâtivement ceux qui confessent ces choses, et qui expliquent les phrases qu'ils utilisent de cette manière, ni de les rejeter, mais plutôt de les accepter puisqu'ils désirent la paix". Il est intéressant ici de noter l'importance de la paix dans l'ةglise qui est à la base de la recherche d'un commun accord à travers des formulations apparemment différentes.
4.1.1. Quinze siècles après le premier grand schisme dans l'ةglise à l'issue du concile de Chalcédoine, l'ةglise Orthodoxe et les ةglises Orientales Orthodoxes (Copte, ةthiopienne, Syriaque, Arménienne et Syrienne de l'Est) parviennent en 1990 à Chambésy – Genève à un accord commun où ils déclarent: "A la lumière de notre Communiqué Commun sur la Christologie, ainsi que de ce qui précède, nous avons maintenant clairement compris que nos deux familles ont toujours loyalement maintenu la même foi christologique authentique et orthodoxe, ainsi que la continuité ininterrompue de la tradition apostolique, malgré qu'ils aient pu utiliser des termes christologiques différemment. C'est cette foi commune et cette fidélité continue à la tradition apostolique qui doit être à la base de notre unité et communion".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire